Le premier critère invoqué à ce sujet est l’héritage britannique du mode de scrutin uninominal à un tour (MU1T), parfois au point de le décrire comme une caractéristique intrinsèque de ce système (Boix, 1999); la tâche d’un système électoral étant de forcer la coordination des ressources et des votes en faveur d’un nombre restreint de candidats. La prévalence du vote tactique aura tendance à diminuer avec l’application d’une représentation plus proportionnelle (Cox, 1997).

En fait, Cox (1997) n’excluait pas complètement le vote tactique de la représentation proportionnelle, mais montrait qu’un mode de scrutin proportionnel pouvait engendrer un type différent de vote tactique, au détriment du plus fort, celui-là.

Cependant, ce lien ne résiste pas à un examen approfondi à l’aide de données empiriques. Le cas autrichien (Meffert et Gschwend, 2010) permet de remettre en question l’intérêt habituellement seulement concentré sur le mode de scrutin uninominal à un tour. Ainsi, dans un système de représentation proportionnelle avec coalitions, plusieurs mécanismes de vote tactique s’offrent aux électeurs : appuyer un plus petit parti membre d’une coalition que son parti favori (lorsque la victoire de ce dernier est assurée), éviter un vote gaspillé en choisissant le parti plus populaire (un vote tactique conventionnel) ou voter pour le parti qui rend possible la meilleure coalition (même s’il n’est ni favori, ni le plus à même de gagner).

Le vote tactique n’est donc pas seulement l’apanage d’un système pluralitaire Bowler et al.,2010). Cependant, contrairement aux électeurs dans ce genre de système, ceux qui votent dans un système de représentation proportionnelle n’ont pas seulement à prendre en compte le résultat de l’élection d’un seul candidat dans leur seule circonscription. Dans un système de représentation proportionnelle, il est tellement difficile pour les électeurs d’évaluer comment leur vote influencera la composition d’un gouvernement ou, plus difficile encore, les politiques publiques qui en résulteront, que ceux-ci, même si les médias, l’éducation et l’intérêt leur permet de mieux prédire, se rabattront sur une prédiction optimiste et sur la partisannerie comme modèles heuristiques. Cette partisannerie n’exclut toutefois pas un effet de la prédiction sur le résultat électoral : les citoyens doivent après tout choisir d’aller voter ou non, une décision qui peut favoriser un parti. Leur conclusion est que la prédiction de voir son parti préféré battu n’entraîne pas de démobilisation mais qu’au contraire, la prédiction de voir un parti détesté vaincre a un effet mobilisateur.

Le plus grand nombre de petits partis dans un système de RP fait que plus d’électeurs abandonnent plus de petits partis et votent de façon tactique (Abramson et al., 2010). Cette conclusion rejoint Cox (1997), entre autres.

L’importance d’un éventuel facteur psychologique, à savoir une peur de « perdre son vote » (tel que cité par Abramson et al., 2010, entre autres), n’est pas proprement définie. Celle-ci fait toutefois l’objet de travaux expérimentaux, entre autres sur des votes non-électoraux comme dans des jurys ou des parlements (Dewan et Shepsle, 2011).

Un de ces travaux expérimentaux a été mené par Dumitrescu et Blais (2010), qui concluaient qu’une diminution dans les chances de victoires perçues entraînait une diminution de l’appui de l’option favorite (donc une augmentation du vote tactique). Cependant, l’anxiété de l’électeur a un double effet : elle encourage à la fois une meilleure prédiction des chances de victoire de son option favorite (à l’étape de la perception) et une moins bonne décision tactique (à l’étape de la décision).

Facteurs individuels

En revenant à [Downs (1957)][down1957], on retrouve un premier élément de variation dans le vote tactique : le fait pour un électeur d’effectuer un vote tactique dépend de l’information dont il dispose. Selon l’auteur, si l’électeur manque d’information, il ne peut pas raisonnablement faire autrement que de choisir son parti préféré. Si cependant il sait que son parti préféré semble avoir des chances de gagner, il le choisit. De plus, la probabilité que la prédiction influence le choix du vote dépend de l’importance de « bloquer » un parti.

L’information à laquelle l’électeur a accès n’influence pas sa décision tactique de façon binaire : la vigueur de la course module cet effet. Alors que leur estimation du vote tactique chez les électeurs pour qui ce type de vote est une option est de 29 % (p. 48), Blais et Nadeau (1996) montrent que le fait de considérer que son parti préféré n’a aucune chance de remporter l’élection fait augmenter la présence de vote tactique à 50% des électeurs propices. Cette proportion augmente à 84% si la différence de préférence entre le premier et le second choix diminue. Myatt (2007) explique aussi que l’égalité entre les candidats est un facteur encourageant le vote tactique.

D’une façon liée, Blais et al. (2009) observent qu’au Canada et au Royaume-Uni, ceux qui préfèrent moins fortement leur candidat préféré ou croient le moins en ses chances de remporter (pas nécessairement les deux) sont plus enclins à poser un vote tactique.

Le lien entre préférence et prédiction ne semble cependant pas unidirectionnel ; plusieurs études confirment que les prédictions des citoyens sont en partie influencés par leur préférence (effet d’optimisme ou wishful thinking). Abramson et al. (1992) observent même un effet sur les trois choix favoris des répondants. Inversement, on peut supposer, à la suite de [Bartels (1988)][bartels1988], qu’un effet de ralliement pourrait être observé. Toutefois, Abramson et al. (1992) n’ont pas cette impression, car les préférences et les prédictions s’accordent généralement.

Fisher (2001) explique que l’éducation des électeurs, leur identification partisane (si celle-ci est très forte) et l’intérêt porté pour le résultat de l’élection sont des facteurs qui diminuent la probabilité qu’un électeur effectue un vote tactique. L’effet de l’éducation et celui de l’intérêt sont à rapprocher de celui de l’information : les électeurs qui n’ont ni les outils, ni la volonté de s’informer devront prendre une décision de vote à partir d’information limitée et n’auront donc pas une aussi bonne possibilité de formuler un vote tactique. La force de l’identification partisane empêche aussi un vote tactique. Fisher (2001) n’observe pas de différence dans la proportion de vote tactique en fonction des dépenses par circonscription ni selon les partis politiques concernées (surtout, dans le cas qui le concerne, comme les médias avaient beaucoup parlé de vote tactique anti-Conservateurs).

Une des façons dont le mode de scrutin peut, indirectement, influencer le comportement de vote d’un électeur est le nombre de partis pour lesquels il peut voter. Cette question revêt une importance cruciale dans l’étude du vote tactique : à la fois facteur et résultat, selon certains, elle est celle qui a donné le coup d’envoi à l’investigation. En effet, c’est Duverger (1951) qui, en montrant la tendance au bipartisme des systèmes électoraux uninominaux à un tour, pose l’hypothèse d’un vote tactique qui en est la cause. La tendance n’est peut-être pas unilatérale, toutefois : comme le supposent Abramson et al. (2010), un électeur qui choisit en fonction d’un enjeu en particulier a peut-être, lorsqu’il y a plus de candidats, plus d’options intéressantes. De ce fait, la différence entre ses premiers choix est peut-être faible, incitant plus facilement à passer d’une à l’autre en fonction des chances de gagner de chacun. En quelque sorte, la présence de multiples partis pourrait causer une plus grande incidence du vote tactique. Mais le vote tactique réduit-il vraiment à deux le nombre de partis politiques efficaces ? Il y a lieu de penser que non, étant donnée la relativement faible proportion de votes tactiques exprimés. Cette réponse équivoque rejoint celle donnée par Blais et al. (2009), qui soulignent que le vote tactique n’est pas rare par hasard, mais bien le fruit de conditions très strictes, et avec la conclusion de Myatt (2007), qui souligne que le jeu (au sens théorique) qu’est une élection souffre d’une information trop imparfaite pour résulter en une coordination aussi efficace.

D’ailleurs, si le vote tactique a pour effet de réduire le nombre de partis politiques efficaces, il ne s’agit pas nécessairement d’un défaut : Boix (1999) décrit son action comme la tâche presque indispensable d’éliminer les candidats les plus faibles afin de permettre une compétition plus substantielle pendant les élections.

Cox (1997) explique que les effets agrégés du vote tactique se déclinent de plusieurs façons : si un candidat n’est pas « dans la course », ses appuis fondront. Les électeurs y auraient deux façons de gaspiller un vote : en votant pour un candidat dont la victoire est certaine et en votant pour un candidat dont la victoire est impossible. Ainsi, il se concentre sur les candidats autour de la M+1ième place (M représentant le nombre de sièges en jeu dans une circonscription). Cox conclut que dans presque tous les équilibres on retrouve du vote tactique et que l’impact marginal est une diminution du nombre de partis : si le jugement des électeurs est bon, il y aura transfert des votes vers les candidats objectivement plus forts et donc réduction du nombre de candidats viables. Ce transfert a pour résultat un équilibre de Duverger (en accord avec son hypothèse) ou presque (si deux candidats sont si proches que le transfert ne se fait pas). Un postulat important est que les convictions et les attentes sont les mêmes (ou presque) pour tous les électeurs, comme l’information est externe (sondages, journaux).

Il s’agit d’un des facteurs qui explique la survie de tiers partis (Cox, 1997). Ainsi, en présence d’un vainqueur de Condorcet (c’est à dire un candidat centriste contre qui les extrêmes ne peuvent se rallier), il est possible qu’aucun parti ne soit un deuxième choix viable (Riker, 1976).

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Prochain chapitre : L’enjeu des prédictions citoyennes