« Anything But Conservatives », « un vote pour le NPD est un vote pour Harper », « vote stratégique ou vote authentique ? » : les plus récentes élections fédérales canadiennes ont donné lieu à plusieurs discussions sur le fonctionnement, la légitimité, la pertinence voire la nécessité du vote tactique. Cependant, les analystes politiques ont tendance à exagérer son importance : bien que le sujet soit populaire dans les médias, on peut évaluer que moins de 10 % des électeurs votent de cette façon (Daoust, 2015).

À la manière de Fisher (2004), il semble que le terme de « vote tactique », même s'il est moins répandu de ce côté de l’Atlantique que « vote stratégique », est plus approprié : comme aux échecs, la tactique fait référence à un seul mouvement alors que la stratégie s'ancre dans un terme plus long. C’est cette nomenclature qui s’appliquera dans cet essai.

Cela ne signifie pas pour autant que les électeurs ne pratiquent pas un certain examen stratégique, une prise en compte de leurs affinités politiques et de leur estimation des chances respectives des candidats de remporter l’élection (Abramson et al., 2010). Les électeurs savent-ils pour autant qui est à même de remporter une élection ? Il semblerait que oui, dans une certaine mesure : par exemple, lors des huit élections présidentielles américaines de 1956 à 1984, les électeurs américains ont en général correctement prédit le bon gagnant six fois. À quatre reprises, plus de 75 % des électeurs ont prédit correctement. Même s’il n’est pas parfait, ce processus prédictif mérite qu’on s’y arrête afin d’en étudier les déterminants et son influence dans la décision de l’électeur.

L’étude de ces prédictions citoyennes peut ainsi nous éclairer sur la compréhension qu’ont les électeurs du développement de la course. En ce sens, elles reflètent l’intériorisation par les citoyens de l’environnement politique de la campagne électorale.

Cet essai a deux objectifs : une fois le cadre théorique posé, il proposera de reproduire les résultats d’une analyse de la campagne électorale canadienne de 1988 (Blais et Bodet, 2006) avec les données des campagnes fédérales de 2004, 2006, 2008 et 2011. Par la suite, une synthèse des autres travaux théoriques, dont Dolan et Holbrook (2001), sera esquissée, mobilisant les variables dans un modèle différent. Cette synthèse théorique cherche à intégrer les deux principales catégories de facteurs qui influencent la prédiction des électeurs, les facteurs cognitifs et les facteurs affectifs, en les associant à des sources internes et externes.

À l’aide de régressions à effets mixtes, l’analyse permet de croire que l’identification partisane d’un électeur et sa familiarité avec les acteurs politiques teintent sa prédiction quand à l’issue de la campagne électorale. De façon similaire, l’intérêt porté pour la campagne électorale et l’information sur les forces en présence dont il dispose influencent la formulation de la prédiction. Finalement, les relations entre ces facteurs varient grandement d’une élection à l’autre, ce qui suggère des pistes de réflexion quant à l’évolution du paysage politique canadien.

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Prochain chapitre : Stratégie et tactique dans le choix électoral