Le principal cadre théorique dans lequel s’inscrit ce projet de recherche, celui du vote tactique, se situe lui-même dans la lignée de l’individualisme méthodologique popularisé, en science politique, par la théorie du choix rationnel.

Ce cadre postule que la maximisation de l’utilité, plutôt qu’un attachement partisan ou des facteurs sociaux, guide l’électeur dans ses choix. Blais et Nadeau (1996) font remonter à Downs (1957) la définition de ce cadre théorique en posant que deux processus sont à l’œuvre dans la cristallisation d’un choix électoral : l’évaluation des préférences et l’évaluation des chances de victoire.

Le comportement le plus simple de vote rationnel est celui du vote sincère : en présence de deux partis, l’électeur choisit le parti qui maximise leur utilité espérée, sans se soucier des chances de victoire de celui-ci. Les modèles de vote sincère ont évolué : [Downs (1957)] évoquait la possibilité que deux partis inspirent à l’électeur la même espérance d’utilité (dans ce cas, l’électeur s’abstient) ou que les plateformes s’équivalent (ce qui encouragerait un vote rétrospectif, c’est à dire basé sur les derniers mandats des candidats sortants ou de leurs partis). De plus, alors qu’on a tout d’abord pensé que les électeurs votaient principalement en fonction de leur identification partisane, on s’est de plus en plus intéressé à l’idée que c’est la position de la plateforme des candidats qui comptait, avant de proposer que la direction vers laquelle le parti se dirigeait sur le spectre politique avait plus d’importance (Merrill et Grofman, 1999).

Stratégie

Lorsqu’il y a plus que deux partis, le vote n’est plus nécessairement sincère, c’est-à-dire qu’il ne reflète pas nécessairement directement la préférence de l’électeur. Par exemple, on peut envisager deux stratégies de vote à long terme : encourager la croissance d’un très petit parti afin d’avoir un plus grand choix lors des prochains scrutins ou encore voter pour un parti mineur pour faire passer un message Downs (1957). Ainsi, un vote tactique expressif (Niemi et al., 1992) respecte plus cette définition (ce que Heath et Evans, 1994, ont d’ailleurs relevé). Cependant, le calcul effectué par l’électeur ne s’inscrit pas nécessairement dans un long terme. On utilise alors le concept d’examen stratégique (strategic scrutiny) pour parler du calcul que font les électeurs lorsqu’ils votent afin de mieux influencer le résultat de l’élection (Abramson et al., 2010). Cet examen est toutefois fait avec l’aide de l’information disponible qui éclaire l’électeur sur les chances de gagner des partis qu’il préfère. Si l’électeur entrevoit que son candidat préféré a de bonnes chances de remporter, il pourra ainsi voter en sachant que son vote a influencé positivement le résultat de l’élection. On remarque donc qu’il y a un risque à interpréter directement un vote pour un parti préféré comme un simple vote sincère; il est possible qu’il soit le fruit d’un examen stratégique, mais que le résultat de cet examen ait eu le même effet.

Vote tactique

Lorsque l’électeur n’entrevoit pas aussi favorablement le résultat de la course, il sera toutefois confronté à la possibilité de poser un vote tactique. Le vote tactique est rendu possible par la présence d’un troisième parti, qui est jugé moins favorablement que le parti qui maximise l’utilisé de l’électeur mais considéré plus compétitif. Cet acte se justifie par le fait que le choix est fait en fonction de la préférence et de la perception des chances et qu’un vote pour un deuxième choix ayant de meilleures chances qu’un premier choix est rationnelle et plus utile à court terme. La définition relativement grossière de Downs, selon qui tout vote qui n’est pas sincère est tactique, est bonifiée par Blais et al. (2009), qui la précisent de deux façons : premièrement, en admettant que le vote tactique implique un vote pour un autre candidat que son candidat favori et qu’il n’est pas une option lorsque son candidat favori est en tête, ils restreignent la définition du vote tactique en la distinguant clairement de l’examen stratégique. Deuxièmement, en posant comme condition qu’un vote tactique est fait afin de maximiser l’impact de son vote (Cox, 1997), ils soulignent qu’on ne peut pas seulement dire qu’un vote pour quelqu’un d’autre que son préféré est un vote tactique. En effet, un vote de ralliement (« bandwagon ») est observable lorsqu’un électeur choisit simplement un candidat qui est en position de victoire même s’il est un de ses moins favoris (Bartels, 1988).

Ces deux conditions sont compatibles avec les trois critères qui forment la définition de Fisher (2004) : un vote, pour être dit « tactique » doit être exprimé en faveur d’un parti qui n’est pas celui préféré par l’électeur (essentiellement la définition utilisée par Blais et Nadeau, 1996), être posé par un électeur motivé à court terme (c’est-à-dire à influencer le résultat de l’élection en cours, reprenant Downs, 1957), et être cohérent avec les attentes de l’électeur et son utilité attendue de chacun des partis. Ce dernier élément est en ligne directe avec les autres explications du choix électoral, l’utilité attendue étant un reflet, par exemple, d’un choix de vote rétrospectif ou de vote sincère. Autrement dit, en traduction libre, « un électeur tactique vote pour un parti qu’il croit plus probable de remporter que son parti préféré, afin de mieux influencer le gagnant dans la circonscription. »

Il est important de souligner que le vote tactique, selon Fisher, se fait dans le but d’influencer le résultat de l’élection en cours (la composition d’une chambre élective, par exemple). Les stratégies de vote à long terme vont à l’encontre du modèle du vote tactique Downs (1957), ce qui confirme que ce modèle ne s’applique qu’à un électeur rationnel à court terme.

Le concept précédemment défini d’examen stratégique (Abramson et al., 2010) permet de clarifier ce qu’on étudie lorsqu’on étudie le vote tactique : on pourra définir par élimination et affirmer qu’un vote qui n’a pas été déterminé en fonction d’un calcul préférence-prédiction est un vote sincère, qu’un vote qui l’a été mais pour lequel le choix est le parti préféré est le fruit d’un examen stratégique et qu’un vote qui est fait pour un autre candidat est un vote tactique.

Graphique 1 : Schéma des intentions de vote
On peut considérer qu'un vote pour le candidat favori peut être un vote sincère ou le fruit d'un examen stratégique. De même, un vote pour un autre candidat peut être un vote de ralliement ou issu d'un examen stratégique. C'est dans ce cas qu'on parle de vote tactique.

On comprend, à la vue du graphique 1 qui synthétise une définition relativement consensuelle, qu’un vote pour le candidat favori n’est pas nécessairement un vote simplement sincère (car il peut avoir fait l’objet d’un examen stratégique). Ce même, un vote pour un autre candidat n’est pas directement un vote tactique car ce concept implique un examen stratégique. Alors que certains utilisent le qualificatif de « non-Duvergerien » pour ces votes, il semble que les associer aux votes de ralliement permet d’en saisir quand même la nuance sans toutefois diluer la portée du concept de vote tactique.

Ces distinctions définitionnelles sont importantes quand vient le temps d’estimer l’ampleur du phénomène du vote tactique. Par exemple, Blais et Nadeau (1996) proposent de limiter l’étude à une population pour laquelle le vote tactique est une option. Ce faisant, ils restreignent les choix de l’électeur entre un vote tactique et un vote sincère, éliminant potentiellement les électeurs dont le choix a fait l’objet d’un examen stratégique mais formulé en faveur d’un candidat favori.

Au cours des trente dernières années, des évaluations de l’ampleur du votre tactique ont généralement estimé entre 2 % et 15 % la part des électeurs ayant posé un vote tactique (citons, entre autres, Abramson et al. (1992), Alvarez et al. (2006), Alvarez et Nagler (2000), Blais et Nadeau (1996), Blais et al. (2001), Blais et al. (2005), Bowler et al. (2010), Hillygus et Treul (2014), Blais et al. (2009) et Daoust (2015)). Cette variation s’explique en partie par l’utilisation de définitions divergentes et par des méthodes de calcul différentes : Par exemple, alors que certaines mesures sont directement basées sur la réponse à une question du type « Avez-vous effectué un vote tactique ? », d’autres déduisent plutôt un vote tactique en recoupant les préférences exprimées, l’identification partisane, les données sur la course locale et le vote rapporté.

L’aspect psychologique du vote tactique implique la nécessité d’un accès relativement direct à l’électeur pour pouvoir l’étudier. Les politologues peuvent heureusement compter sur de grandes enquêtes détaillées afin de compiler des données individuelles. Par exemple, la British Election Study (BES), l’Étude électorale canadienne (ÉÉC), l’American National Election Study (ANES), la New Zealand Election Study (NZES) et la National Election Study du Super Tuesday (utilisée par Abramson et al., 1992) sont la base de nombreux travaux de recherche.

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Prochain chapitre : Facteurs et conséquences du vote tactique