Des travaux pertinents au sujet des prédictions citoyennes cherchaient à déterminer comment ces prédictions étaient influencées (Blais et Bodet, 2006; Meffert et al., 2011). Les conclusions de cette branche de la littérature, encore embryonnaire, s’intègrent avantageusement dans celle s’intéressant au vote tactique en général. La formulation, par les citoyens, de prédictions quant aux résultats des élections a fait l’objet d’études pendant presque un siècle. On peut distinguer plusieurs vagues de chercheurs qui ont mis au jour des résultats qui semblent hétéroclites. Selon leurs recherches, la vigueur de la course (Skalaban, 1988; Lewis-Beck et Skalaban, 1989) les résultats de la course précédente (Blais et Bodet, 2006), les sondages (Skalaban, 1988; Blais et Bodet, 2006), la sophistication ou l’éducation (Lewis-Beck et Skalaban, 1989; Blais et Bodet, 2006), les préférences politiques (Blais et Bodet, 2006; Dolan et Holbrook, 2001; Granberg et Brent, 1983) et l’intérêt pour la politique ou la campagne actuelle seraient des facteurs explicatifs des prédictions formulées par les citoyens.

On peut toutefois accorder ces interprétations en suivant tout d’abord la distinction proposée par Dolan et Holbrook (2001) : la prédiction des électeurs est fonction de l’interaction de facteurs cognitifs et affectifs. Cette distinction est centrale dans la compréhension des facteurs qui teintent les prédictions citoyennes. Lewis-Beck et Skalaban (1989) partent du constat selon lequel les électeurs sont particulièrement visionnaires pour, en partie par induction, proposer un effet de l’éducation, de la préférence et de l’information. Dans les années 1980, Michael Lewis-Beck a publié plusieurs études où il tente d’expliquer les bons résultats prédictifs des citoyens lors des élections américaines et britanniques. Il y plaçait les prédictions citoyennes en opposition avec celles des experts, appuyées sur des modèles de plus en plus raffinés. Lewis-Beck avouait lui-même que son intérêt était principalement d’ordre anecdotique dans une recherche inductive (dont il conclut que la vigueur de la course électorale est le principal corrélat de prédictions citoyennes correctes, plus que des facteurs comme l’éducation ou les affinités politiques. Dans le modèle que nous tentons actuellement de construire, ces conclusions nous renseignent grandement sur la facette cognitive du processus.

Cette approche est compatible avec l’intuition de Granberg et Brent (1983) selon laquelle la « prophétie » des électeurs « plie » selon leurs préférences particulières. Il semble clair que cette préférence peut être catégorisée dans les facteurs affectifs.

Les travaux produits à la suite d’un regain d’intérêt qui s’est fait sentir depuis les années 1990, nécessitant une étude des prédictions citoyennes dans l’étude du phénomène du vote stratégique. Richard Nadeau et André Blais sont les auteurs d’une série d’articles s’intéressant au comportement électoral; de ceux-ci, Blais et Bodet ( 2006) est particulièrement détaillé dans ses conclusions. Les auteurs ont étudié, dans le cadre de l’élection canadienne de 1988, le lien entre la sophistication et la partisannerie des électeurs et leurs prédictions sur les résultats. Ils y observent une certaine influence de la sophistication, principalement quant aux informations « objectives » externes (sondages, historique) mais ne peuvent tracer de lien entre l’identification partisane et une prédiction de gain électoral. On peut donc ajouter au modèle actuel ces variables « objectives » en les regroupant sous le vocable d’ « information » affectant le processus cognitif.

À ce stade d’analyse, on ne peut dégager d’explication causale pour expliquer les interactions entre les facteurs et la formulation du choix électoral. Il convient donc d’abord de tenter de dégager des relations afin d’isoler les facteurs qui ont réellement une influence. Aux facteurs déjà testés, il serait intéressant d’ajouter l’intérêt pour la politique, un facteur complémentaire à la sophistication. Certes, ces deux concepts peuvent se recouper, mais leur fine distinction pourrait mettre au jour une relation plus précise. De plus, ce concept a aussi été pris en compte par Skalaban (1988).

Afin de réconcilier ces interprétations, on peut tenter d’expliquer les prédictions citoyennes en fonction de facteurs cognitifs (sophistication et information) et de facteurs affectifs (identification partisane et intérêt) qui peuvent interagir, en plus d’effets résiduels. Il s’agira donc de tester comment les facteurs plus directs (identification partisane, sondages, résultats antérieurs) influencent la prédiction et comment les facteurs moins directs (sophistication, intérêt pour la politique) font varier cette influence.

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Prochain chapitre : Cadre opératoire