Avant de tenter de tirer des conclusions généralisables au comportement des électeurs de ces observations, il est important de noter trois principales limites à cette étude. Tout d’abord, comme il n’est pas possible d’observer le raisonnement des électeurs lorsqu’ils formulent une prédiction, tout examen de ces prédictions se fait à partir de données indirectes et donc nécessairement imparfaites. Lorsqu’une étude électorale demande à ses répondants de formuler une prédiction sur le résultat de la campagne, peu de questions y sont consacrées et la formulation utilisée peut teinter la prédiction. Par exemple, on peut vraisemblablement interpréter une question sur l’issue de l’élection demandant d’exprimer en pourcentage de chances de gagner comme une invitation à prédire le pourcentage de votes de chaque parti. Dans ce cas, l’utilisation de ces estimations numériques peut induire en erreur plutôt que traduire ce que le répondant envisage réellement pour l’avenir.

Cette difficulté de mesure est amplifiée par le fait que les études électorales consécutives ne posent pas toujours les mêmes questions aux répondant d’une année à l’autre, par exemple en leur demandant de chiffrer leur prédiction ou bien de la formuler au moyen de choix de réponses. Ainsi, alors que le libellé de certaines questions n’a pas changé de 2004 à 2011, les prédictions ont été sollicitées de façon différente. S’il a des conséquences méthodologiques, ce changement s’explique raisonnablement par l’évolution de la scène politique fédérale pendant la décennie 2000.

Justement, les quatre élections qui étaient l’objet de cet essai étaient fort différentes à de nombreux aspects : vigueur de la course, composition de la chambre à la dissolution, nature des forces en présence, etc. Ces élections, au cœur de deux transitions entre une ère de gouvernements majoritaires, quelques années de gouvernements minoritaires puis de nouveaux gouvernements majoritaires, ont marqué une importante évolution de la scène politique fédérale. Par exemple, la formation d’un gouvernement minoritaire, un questionnement sur le rôle joué par le gouverneur général, l’éventualité d’un gouvernement de coalition et la plus forte performance du NPD de son histoire sont quatre faits saillants qui ont sans doute influencé l’identification partisane, les connaissances politiques et l’intérêt électoral des Canadiens. Alors qu’elle rend plus difficile la généralisation, cette vaste mutation offre tout de même des pistes de recherche sur l’influence du système électoral sur le vote tactique.

La principale conclusion à tirer des constats exposés plus haut est que les prédictions des électeurs sont soumises à de réels biais : même si les concepts de vote tactique et d’examen stratégique laissent entendre un calcul rationnel et froid, ce calcul n’est rationnel que dans la mesure où l’évaluation des forces en présence peut l’être. Alors que certains de ces biais ne peuvent être contournés, comme la sophistication ou l’identification partisane, l’influence des sondages soulève une question éthique dans le domaine des médias.

De plus, l’effet de ces biais laisse entrevoir une interaction supplémentaire entre les facteurs d’influence. Par exemple, peut-on parfaitement évaluer l’effet de l’identification partisane ? Si celle-ci a un effet sur l’intention de vote des électeurs, qui a elle-même un effet sur leur prédiction, le biais en vient à agir à deux niveaux. Il en est de même pour l’intérêt envers la politique, qui peut agir sur la propension à s’identifier à un parti politique et sur l’éducation politique d’un électeur.

Il y a donc une place et de nombreuses pistes pour une réflexion plus approfondie sur le processus qui guide les citoyens quand vient de temps de formuler une prédiction. Bien que cette recherche soulève des questionnements intéressants, elle s’arrête trop tôt pour proposer des ajouts substantiels au cadre théorique du vote stratégique. Par exemple, il serait envisageable de proposer qu’une divergence entre les préférences d’un électeur et sa prédiction sur l’issue de la course a une influence sur sa propension à se déplacer pour voter. Aussi, un pan de la littérature sur le vote tactique qui prend en compte la vigueur de la course comme facteur n’a pas été intégré, ce qui aurait permis de bonifier à la fois la capacité d’explication et la portée des résultats obtenus.

Finalement, comme mentionné en introduction, le cadre théorique du vote tactique implique que les prédictions sont conjuguées aux préférences des électeurs. Il faut donc garder en tête que les constats présentés ci-haut ne représentent qu’une légère part du mécanisme qui guide un électeur dans la formulation d’une prédiction électorale, et à plus forte raison son choix dans l’isoloir.